Les risques d’apatridie au Mali et pour les Maliens vivant à l’étranger
Published: 24/Août/2020
Source: UNHCR
Par Michael Offermann
Synthèse
Le terme « apatride » « désigne une personne qu’aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation », selon l’article premier de la convention relative au statut des apatrides de 1954.
En novembre 2014 le UNHCR a lancé la campagne mondiale #J’appartiens (#iBelong), visant à éradiquer l’apatridie dans le monde en l’espace de 10 ans. au sein de la CEDEAO, la conférence Ministérielle sur l’apatridie, qui s’est tenue en Côte d’Ivoire en février 2015, a adopté la déclaration d’abidjan sur l’éradication de l’apatridie. Celle-ci a été suivie en mai 2017 par la réunion régionale des Ministres en charge des questions de nationalités à Banjul/Gambie qui a validé le plan d’action pour éradiquer l’apatridie d’ici à 2024, le plan d’action de Banjul. Une réunion régionale stratégique a été organisée du 6 au 10 Mai 2019 à Abidjan par le HCR et la CEDEAO en préparation du segment de haut niveau prévue le 7 octobre à Genève. Le segment de haut niveau a consisté en une revue à mi-parcours des accomplissements et en de nouveaux engagements pris par les États, les Organisations internationales, les ONGs et autres acteurs, dans le cadre de la campagne #J’appartiens.
Afin de mettre en œuvre ces engagements, le Mali a entrepris quelques pas significatifs. Les recommandations formulées par l’atelier de haut niveau pour l’adoption de la feuille de route visant la prévention et la réduction de l’apatridie au Mali, de novembre 2014, ont rapidement vu un début de réalisation. Un comité interministériel sur l’apatridie a été institué et celui-ci a élaboré un plan d’action national pour l’éradication de l’apatridie au Mali. Ce plan a été signé par le Ministre de la Justice et le HCR le 18 août 2017. Le 27 mai 2016, le Mali a déposé les instruments d’adhésion à la Convention relative au statut des apatrides de 1954 et à la Convention sur la réduction des cas d’apatridie de 1961 auprès du secrétaire-général des Nations unies. L’adhésion implique la nécessité d’harmoniser la législation malienne avec ces conventions. D’autre part, afin de rendre plus efficace le fonctionnement du système d’état civil, le Mali a adopté en 2018 la stratégie nationale de l’état civil.
Durant le segment de haut niveau, le Mali a pris plusieurs engagements pour la 2e moitié de la Campagne mondiale de lutte contre l’apatridie (2019-2024), tels que la mise en place d’une procédure de détermination de l’apatridie, la poursuite des efforts visant l’enregistrement tardif des naissances des enfants notamment dans les zones le plus touchées par le conflit armé (centre et nord du pays) ; des réformes juridiques assurant la nationalité malienne aux enfants trouvés en conformité avec l’article 2 de la convention de 1961 ; l’inclusion de questions permettant des inférences sur le risque d’apatridie dans le prochain recensement général de la population à réaliser par l’Institut national de la statistique.
Analysant le code des personnes et de la famille (CPR), adopté en 2011 après des débats animés et controversés, et qui contient le code de la nationalité, la présente étude relève plusieurs omissions et limitations qui ne cadrent pas avec les deux instruments internationaux mentionnés plus haut.
Ainsi les dispositions actuelles permettent que des enfants puissent dans certains cas rester sans nationalité jusqu’à la majorité (et au-delà), en particulier des enfants trouvés au Mali dont la naissance au Mali n’est pas prouvée ou des enfants nés au Mali dont la nationalité des parents n’est pas prouvée (art.224-226). Un individu né au Mali de parents étrangers peut demander la nationalité malienne par la procédure simplifiée de la déclaration durant les 6 mois après son 18e anniversaire, mais cette possibilité est peu connue, la période de 6 mois étant par ailleurs trop courte (art.237).
Les modalités d’une possible opposition du gouvernement à l’acquisition de la nationalité en cas de mariage ou par déclaration n’excluent pas suffisamment le risque de l’apatridie (art.233-236).
Il n’existe pas de procédure accélérée et facilitée de naturalisation pour des personnes apatrides, comme recommandée par la convention de 1961.
Une source d’indéfinition considérable réside dans l’absence d’une réglementation du titre V du cfp intitulé « de la nationalité », c’est-à-dire d’un décret d’application. L’élément d’arbitraire dans les décisions sur les déclarations de nationalité et les naturalisations et la non-disponibilité du recours en justice ne correspondent pas aux normes internationales et régionales en matière de nationalité. Par ailleurs, le nombre des naturalisations et des acquisitions de la nationalité malienne par déclaration sont insignifiantes.
Dans le cpf devrait être incluse une disposition qui garantit une nationalité aux populations frontalières qui sont affectées par la démarcation, en cours, des frontières africaines dans le cadre du programme frontière de l’Union africaine qui implique parfois le transfert de territoires d’un État à un autre.
Le document fondamental déterminant la nationalité au Mali est l’acte de naissance. Une source fondamentale d’apatridie peut résider dans le système défaillant actuel de l’état civil qui, en plus, a subi les dévastations causées par le conflit armé dans les parties nord et centre du Mali. Comme il ressort du « rapport d’évaluation du système d’enregistrement des faits d’état civil et de la production des statistiques de vie au Mali » conclu en début 2016, toute une série de facteurs entravent le bon fonctionnement de ce système : le manque de formation et de motivation de ses agents (essentiellement non-rémunérés), le manque de moyens, la trop souvent mauvaise conservation des archives, le manque de décret d’application de la loi, la corruption, l’absence de contrôle judiciaire du fichier d’état civil, le manque d’information publique sur l’importance de l’enregistrement, l’éloignement des centres d’état civil des populations, surtout au nord, les paiements irréguliers souvent demandés par les agents et officiers d’état civil (malgré la gratuité officielle) ou encore la méfiance des nomades par rapport aux autorités, entre autres. En outre, durant les procédures d’enregistrement, le contrôle formel de l’identité des parents n’est pas fait systématiquement, ce qui ouvre la voie à d’éventuelles fraudes.
Le mouvement des personnes qui ont fui les violences, soit à l’intérieur du Mali, soit vers les pays voisins, a négativement affecté le taux d’enregistrement des naissances qui, déjà, n’était pas satisfaisant. des centaines de milliers d’enfants sont ainsi restés en dehors de ce système. une enquête organisée par UNICEF a montré que 123 000 enfants n’avaient pas été enregistrés à la naissance dans les trois régions du nord, tombouctou, Kidal et Gao (cinq depuis 2012/2016).
Les défaillances constatées du système d’enregistrement des faits d’états civil ont été compensées toutefois en partie par la mise en œuvre du Recensement administratif à Vocation d’État civil (RAVEC) qui vise à créer un fichier unique, biométrique et sécurisé de la population du Mali afin d’exclure les fraudes, fréquentes jusque-là. réalisé depuis 2009 en trois étapes (y compris pour les Maliens vivant à l’étranger), le RAVEC a enrôlé autour de 88% de la population malienne jusqu’en 2015, soit plus de 15 millions d’habitants. pour les élections présidentielles de 2013, la carte délivrée après l’enrôlement dans le RAVEC, une carte biométrique qui comporte le numéro d’identification national (NINA) unique du porteur – appelée désormais « carte NINA » – a servi de carte d’électeur : 85% des électeurs, 6,8 millions, l’avaient reçu à temps pour pouvoir voter en 2013.
Malgré les résultats appréciables du RAVEC, 2 à 3 millions de citoyens maliens n’avaient pas encore été enregistrés – surtout parmi les nouvelles naissances dans les régions affectées par le conflit armé, les déplacés internes et les migrants et réfugiés maliens à l’extérieur. pour cette raison, une nouvelle phase de l’enrôlement dans le RAVEC a débuté en 2016 avec l’objectif de sa pérennisation, mais aussi celui d’actualiser les listes des électeurs en vue des élections locales tenues en fin 2016. En vue de l’élection présidentielle de 2018, la persistance de défaillances et controverses autour de la carte NINA a toutefois motivé le gouvernement à délivrer de nouvelles cartes d’électeurs aux 8 millions d’électeurs recensés par le RAVEC, la carte NINA restant valable « pour cause de force majeure » selon la loi électorale du 23 avril 2018.
Mais le RAVEC ne remplace pas le système d’état civil. il en fait plutôt partie et, dans la phase actuelle, l’acte de naissance est une condition sine qua non pour pouvoir y être enrôlé. En février 2016, la carte NINA a été officiellement déclarée comme équivalente à l’actuelle carte nationale d’identité (celle-là encore dactylographiée et plastifiée) qui est sans doute appelée à disparaître.
Les Maliens vivant à l’étranger, parfois depuis plusieurs générations, dont le nombre se situe entre 1 et 5,6 millions – selon les estimations de l’ONU ou du Gouvernement – constituent une préoccupation, car beaucoup d’entre eux ne disposent plus de documents maliens valables et transmettent ce même problème à leurs enfants qui sont ainsi exposés à l’apatridie. Les pays les plus concernés par la présence de migrants maliens sont de loin la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Niger selon le gouvernement – et la Côte d’Ivoire, le Nigéria et le Niger selon l’ONU. La présente étude a parcouru les codes de la nationalité de ces pays afin de vérifier dans quelle mesure les migrants maliens ont éventuellement pu adopter, après de longs séjours dans ces pays, les nationalités respectives. Mais les possibilités effectives d’acquisition de la nationalité par la voie officielle y sont fort limitées et onéreuses, comme au Mali même, et bien des personnes dans le besoin de documents d’identité et de nationalité ont recours à des voies informelles, tout de même souvent plus accessibles. les conditions d’acquisition formelle de la nationalité sont les plus restreintes en Côte d’Ivoire.
La grande majorité des réfugiés maliens dans les pays voisins disposent de leurs cartes NINA puisqu’ils avaient été enrôlés avant l’éclatement du conflit armé en 2012. les ambassades maliennes respectives leurs ont fourni les cartes à temps pour les élections. Le HCR et les pays d’accueil ont coopéré pour assurer l’enregistrement des enfants nés de parents de réfugiés pour leur garantir des actes de naissance.
Parmi les personnes à risque particulier d’apatridie se trouvent les enfants vivant de la rue (qui conservent un chez eux où ils rentrent régulièrement) et ceux qui vivent dans la rue (sans plus aucun lien familial). Parmi les premiers, il faut compter les élèves des écoles coraniques qui sont trop souvent plus occupés à mendier qu’à étudier.
Malgré un taux important d’enrôlement au RAVEC dans les régions nord un nombre significatif de nomades sont restés en dehors – soit à cause de l’ignorance, de leur absence ou des grandes distances à parcourir, soit suite à une décision consciente de ne pas s’identifier avec l’État malien.
Parmi les réfugiés étrangers au Mali, les Mauritaniens, arrivés en 1989/1990, constituent de loin le plus grand groupe : 85% en 2015 et 58% en 2019. Vivant pour l’essentiel dans la région de Kayes, ils seraient apatrides au moins dans les faits puisque le gouvernement mauritanien ne semble pas considérer comme ses ressortissants. pourtant plusieurs parmi eux disposent encore d’anciens documents d’identité et d’actes de naissance mauritaniens et remplissent ainsi les conditions légales pour prétendre à la nationalité mauritanienne. Pourtant, la Mauritanie avait fini par accepter le retour de ses nationaux réfugiés au sénégal, bien que leur réintégration en terre mauritanienne pose encore des défis, à en croire plusieurs rapports onusiens.
Environ 40% des réfugiés mauritaniens au Mali souhaitent rentrer en Mauritanie et cette possibilité devrait être explorée à nouveau sur la base des anciens documents mauritaniens encore en leur possession, dans un effort conjoint du HCR et du Gouvernement malien auprès de la Mauritanie. Les 60% restants souhaitent demeurer au Mali et obtenir la nationalité malienne. les procédures de naturalisation ou de reconnaissance de la nationalité malienne ont effectivement commencé et produisent les premiers résultats.
Le Mali n’applique pas des pratiques très restrictives dans la délivrance des actes de naissance et des cartes nationales d’identité, de manière qu’un nombre de personnes qui, strictement selon la loi, n’y auraient pas droit ont tout de même réussi à s’en procurer. ce constat avait amené le Gouvernement du Mali à décider de mettre en œuvre le RAVEC afin de sécuriser l’état civil. En outre, l’informel reste profondément ancré dans la sous-région, tant dans le domaine des activités économiques que dans celui des procédures administratives, et a aidé bien des individus à régulariser leur situation au Mali – et ailleurs.
Mais les exigences du développement organisationnel, économique et social des États de la sous-région demandent une formalisation accrue. s’y ajoutent des nécessités sécuritaires pressantes dans le cadre de la lutte contre la criminalité transfrontalière et surtout contre le phénomène plus récent du terrorisme. Avec une application plus rigoureuse des exigences formelles et pratiques pour l’obtention des documents d’identification nationaux, un nombre croissant de personnes qui se trouvent dans les situations décrites dans le cadre de la présente étude auront des difficultés à y accéder et seront exposées au risque d’apatridie.
Il est donc important de créer les conditions pour que les personnes apatrides ou à risque d’apatridie puissent accéder effectivement à une nationalité de manière officielle ou puissent au moins bénéficier de la protection à laquelle ils ont droit selon les termes de la Convention relative au statut des apatrides. Pour cela, des réformes législatives et institutionnelles sont nécessaires, même si au départ elles peuvent se heurter à quelques résistances.
En effet, l’adoption du code des personnes et de la famille en 2011 a été controversée. Un amendement pourrait s’avérer difficile comme l’ont souligné quelques interlocuteurs à Bamako. De même l’idée de simplifier la naturalisation pour les étrangers, y compris les apatrides, après un long séjour et une intégration locale, et de la situer à un niveau technique, inférieur à celui du sommet même de l’État, n’a pas été reçue très favorablement durant les entretiens menés dans le cadre de la présente étude.
En prenant comme étalon le plan d’action global du HCR pour l’éradication de l’apatridie, 2014-2024, il ne reste plus que 5 ans au Mali pour parvenir à ces objectifs.
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